I Muvrini sera en concert en janvier prochain chez nous, à Bruxelles, Liège et Mons. L’occasion de parler de la planète avec Jean-François Bernardini.
Son visage est buriné par le soleil et creusé par les sillons de la vie qui passe. Mais son regard garde cette intensité mêlée à de la bienveillance. Jean-François Bernardini, le leader du groupe corse I Muvrini, continue de propager des gouttes d’humanité dans la société, dans l’espoir qu’elles percolent. C’est le cas sur un nouvel EP trois titres – Face U Pane (Elle fait du pain) – qui précède une série de concerts en Belgique avant la sortie de l’album au printemps prochain.
Jean-François, vous qui êtes très actif, comment avez-vous vécu cette période où l’on a été obligé de vivre quasi reclus?
Comme tout le monde, j’ai ressenti l’anxiété qui a frappé la planète entière. Maintenant, quand on a une vie intérieure suffisamment dense, on s’en sort peut-être mieux. Et quand en plus on a la chance d’habiter un petit village dans la montagne corse… J’ai continué à donner des conférences, à écrire et à créer, mais pas tout le temps. Il y a eu des hauts et des bas.
Et puis vous avez lancé cette idée d’enregistrer «Canzona pè dopu» («Chanson d’après») depuis chez soi…
C’était merveilleux! Nous, on pensait que cela allait intéresser 100 personnes, 200 personnes… C’est monté à 1000. Après on a arrêté car cela devenait un projet gigantesque. Mais c’était fabuleux. Cela a produit de la joie chez plein de gens, au-delà de nos espérances.
Vous allez la mettre sur l’album qui est annoncé au printemps?
Je ne sais pas… Pourquoi pas? J’ai commencé à réfléchir aux chansons que l’on mettra sur le disque, mais ce n’est pas encore déterminé.
Quels sont les critères?
Il faut que la chanson s’impose toute seule. Quand elle ne fait pas l’unanimité dans le groupe, c’est qu’il y a une faiblesse. Parfois, on fait trente brouillons de chansons en sachant très bien que sur le disque, il n’y en aura pas trente. Mais on peut revenir dessus quatre ans plus tard… Là, on doit en avoir 17 ou 18, et je pense qu’on va descendre à 10 ou 12…
En attendant ce disque, il y a un EP de trois titres qui s’intitule «Face U Pane» («Elle fait du pain») qui vient de sortir. Cette femme qui fait du pain à 4 h du matin, c’est basé sur une histoire vraie?
Je ne les connais pas, mais je suis sûr qu’il en existe des milliers dans le monde. C’est une chanson qui évoque tous ces gens qui ont l’héroïsme tranquille du quotidien, là où ils sont. Cela peut être en Afghanistan ou près de chez nous dans le quartier. Faire du pain, c’est l’acte nourricier essentiel. Dehors, la peur est partout, mais sa foi à elle se lève tôt à l’aube. Et quand l’enfant se réveille et dit ‘Maman, il est bon ton pain’, c’est ça le truc. Être humain, c’est notre devoir à tous. C’est la chanson avec laquelle on clôture le spectacle actuellement. Il y a quelque chose d’aérien qui nous connecte au monde entier.
Le principe, c’est «Si tu n’as pas, tu prends, et si tu as, tu donnes.»Le deuxième morceau s’intitule «A Panera» (Le panier)…
Oui, c’est en référence à ce geste positif que l’on a vu fleurir, notamment en Italie, à Naples, avec ces paniers de la solidarité pendant la pandémie. Le principe, c’est «Si tu n’as pas, tu prends, et si tu as, tu donnes.» C’est un geste merveilleux de solidarité et d’empathie.
À l’époque, on applaudissait les soignants à 20 h sur le pas de la porte. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas…
Un moment comme nous vivons actuellement met à l’épreuve les valeurs et les capacités de réaction. Il y a bien sûr une usure, une fatigue… Mais je crois que les valeurs, elles sont là. Cette période que nous traversons nous incite à nous reconnecter à notre propre nature: le disque dur de l’être humain, c’est l’empathie, la coopération, la mutualité, l’altruisme, l’aversion pour l’injustice. Mais on nous vend un autre narratif, en nous disant que l’homme est violent, égoïste, prédateur… C’est faux! Cela ne veut pas dire que cela n’existe pas, mais c’est ça qui nous met en souffrance. C’est quelque chose que je vois lors des conférences que je donne sur la non-violence. Aux jeunes d’aujourd’hui, on dit que s’ils veulent se faire respecter, il faut frapper. C’est le message véhiculé dans une série comme Squid Game. Si tu n’es pas violent, tu es un lâche. Mais si vous débranchez cette prise et que vous branchez la bonne, il se passe un truc…
Zemmour, c’est un pur produit de la télé. C’est une baudruche qu’on a gonflée et qui va se dégonfler aussi vite.Ce discours violent, agressif, machiste…, on le retrouve en politique, notamment chez Éric Zemmour. L’audience médiatique qu’il a en France vous inquiète?
C’est un mec qui ne comprend plus son monde. Il est en détresse. Il a trouvé les nouveaux Juifs en la personne des migrants. Il surfe sur les peurs. Son monde à lui n’est rempli que d’ennemis. Sa recette magique est l’exclusion. Mais cela ne règle pas la misère. En plus, Zemmour, c’est un pur produit de la télé. C’est une baudruche qu’on a gonflée et qui va se dégonfler aussi vite. La haine ne peut pas être un programme politique, quelles que soient les colères des gens!
Venons-en à la troisième chanson de cet EP, «S’il te plaît papa», qui évoque la violence intrafamiliale…
Oui, ce sont toutes ces violences invisibles qui se passent derrière les volets clos. En France, il y a une infanticide tous les cinq jours et un féminicide tous les deux jours et demi. Cela doit être pareil en Belgique. Un enfant qui assiste à une scène de violence conjugale, ce n’est pas un spectateur, c’est aussi une victime. j’ai essayé d’exprimer ce qu’il peut ressentir, avec la plus grande tendresse. Les enfants mériteraient une autre écoute que celle que nous leur donnons.
Il faut que l’homme se remette à sa juste place et pas au-dessus du monde et de ses frères de vie.Le disque qui sortira au printemps s’appellera «Piu Forti» («Plus fort»).
Exactement. On nous vend beaucoup la résignation, le fatalisme… Et au sein d’I Muvrini, nous pensons que l’insolence aujourd’hui, c’est d’être dans le positif. Il faut que l’homme se remette à sa juste place et pas au-dessus du monde et de ses frères de vie. Moi, je crois que le monde va changer par les forces qui viennent d’en bas. Il ne faut rien attendre de ceux qui se trouvent au-dessus. Ils l’ont encore prouvé à la COP26.
Vous allez être en concert chez nous au mois de janvier à Bruxelles, Liège et Mons. Lors de vos spectacles, il y a des chansons, mais aussi de l’humour…
Oui, l’humour, c’est une arme extraordinaire. C’est une des armes les plus efficaces de la non-violence. Faire sourire les visages et les esprits, c’est un oxygène indispensable. Ceux qui ne nous connaissent pas pensent que nous sommes une chorale qui fait des polyphonies corses a cappella. Cela n’est plus ça depuis longtemps! Nous sommes neuf sur scène et je pense qu’il y a une certaine justesse entre ce que nous exprimons sur scène et ce qui se passe dans le monde.
Dans le communiqué envoyé à la presse, vous indiquez aussi que, dans le spectacle, vous vous moquez des idées reçues sur la Corse…
Oui, ce sont des idées reçues qui sont véhiculées depuis 250 ans, où Corse et violence sont étroitement associées. On nous considère comme les Peaux-Rouges de l’Europe. En France, les plaques minéralogiques des voitures sont liées à une région. Les conducteurs ont le droit de choisir n’importe laquelle. Figurez-vous que ce sont les plaques corses qui sont les plus demandées. Et vous savez pourquoi? J’ai entendu l’explication récemment sur France Culture. Ce sont des études qui le disent: les gens pensent qu’avec des plaques corses, ils ont la certitude que leur véhicule ne sera pas volé ou embêté. Cette représentation du Corse est très utile à certains: cela explique pourquoi on en est là, pourquoi il y a conflit et cela déresponsabilise l’État. Mais c’est une grande souffrance collective. Donc dans nos concerts, on offre un autre narratif sur la Corse que celui qui circule. Et ça, c’est une victoire pour nous et pour la beauté du monde.
Sur scène, il y a des chansons de votre répertoire qu’il est impossible pour vous de ne pas jouer?
Bien sûr. Une chanson d’amour comme Di, par exemple. Ou bien A Voce Revolta. On ne les fait pas systématiquement, mais on nous les demande souvent. Di, on ne la jouait pas au début de la tournée, et là, on l’a rajoutée.
I Muvrini, EP 3 titres, Face u Pane, Sony. En concert le vendredi 14/01 au Forum Liège, le samedi 15/01 au Théâtre Royal de Mons, le dimanche 16/01 au Cirque Royal de Bruxelles.